21
La maison était située en bordure du quartier des artistes de Montrose, dans une rue où, malgré quelques bâtisses délabrées et négligées, la plupart des vieilles demeures étaient entretenues avec fierté. Evan passa deux fois devant la maison du demi-frère de Shadey, se gara deux rues plus loin et rebroussa chemin à pied, portant son sac par-dessus son épaule. Avec sa casquette et ses lunettes de soleil, il avait l’impression d’être un braqueur sur le point de dévaliser une banque. Une pancarte À VENDRE était plantée dans la pelouse mal entretenue, une grosse pile de prospectus attendait des mains curieuses. Tous les rideaux étaient tirés et il s’imagina la police l’attendant à l’intérieur, ou bien Jargo tendant une valise pleine de fric à Shadey, ou encore Bricklayer et d’autres voyous du gouvernement planqués derrière la dentelle le regardant arriver en souriant.
Il attendit au coin de la rue, quatre maisons plus loin.
Shadey arriva seul avec dix minutes de retard, grimpa les marches menant à la porte d’entrée sans regarder Evan. Evan le suivit une minute plus tard, ouvrit la porte sans prendre la peine de frapper. À l’intérieur, une odeur de poussière avait remplacé les effluves d’épices et de farine. Plus personne ne vivait ici.
« Où est Lawan ? » demanda Evan.
Debout près de la fenêtre, Shadey regardait dehors pour voir si Evan avait été suivi.
« Mort. Il y a deux mois. Le sida l’a rattrapé.
— Je suis sincèrement désolé. Tu aurais dû m’appeler. »
Shadey haussa les épaules.
« Ça fait combien de temps que tu m’as pas appelé pour prendre des nouvelles ?
— Je suis quand même désolé.
— Pas la peine. Revenons-en à nos affaires, mec. »
Evan attendit.
« Je t’ai grappillé quelques biftons. Mais si tu te fais choper, tu me laisses en dehors de tout ça.
— Pourquoi est-ce que tu m’en veux autant ? »
Shadey alluma une cigarette.
« Pourquoi tu crois que je t’en veux ?
— Sur CNN, tu parlais comme si je t’avais arnaqué. Le film ne m’a pas rapporté beaucoup d’argent, Shadey. Je ne suis pas Spielberg. Je ne t’ai pas promis une carrière dans le cinéma, je n’aurais pas pu le faire.
— En me prenant pour ton film tu m’as fait croire à une vie meilleure, Evan, meilleure que celle que j’avais ici. Meilleure que celle que j’aurais pu avoir en dealant. » Il regarda Evan à travers la fumée de sa cigarette. « Tu sais, quand Mauvaise passe est sorti, je voulais faire un film. J’ai essayé d’écrire un scénario. J’ai pris des cours. Mais j’ai jamais réussi à coller deux scènes l’une à la suite de l’autre. Pas mon truc.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? Je t’aurais donné un coup de main.
— Ah oui ? Tu étais un petit Blanc bien occupé après le succès de Mauvaise passe. Tu pensais à ton boulot, sans faire trop attention aux autres. Et tu as raison, si je suis libre, c’est grâce à Mauvaise passe. Mais c’est aussi parce que je t’ai laissé filmer mon histoire que ta carrière a été lancée. Et cette dette-là, tu peux pas la rembourser non plus.
— Shadey, je suis désolé, je ne me rendais pas compte. J’ai en effet une dette. Je te remercie. Désolé de ne pas l’avoir fait plus tôt. »
Shadey tendit la main ; Evan la serra.
« Dans ce putain de monde, on doit toujours quelque chose à un autre crétin. Alors ça n’a pas d’importance. Parce que maintenant, on est quittes. Je pourrais juste t’en vouloir parce que… disons que tu as limité mes possibilités de carrière.
— Je ne comprends pas. »
Shadey se pencha en avant.
« Je continuais de dealer de temps en temps, Evan. Ouais, cet enculé d’Henderson m’a piégé, c’est lui qui a planqué la coke dans ma bagnole. Mais j’en avais des kilos dans le coffre trois jours plus tôt. Vachement plus que ce qu’il a mis. »
Evan le regarda fixement.
« Tu croyais vraiment que j’étais innocent, blanc comme neige. » Shadey secoua la tête. « Evan, la neige, c’est moi qui la dealais. » Il éclata de rire à sa propre plaisanterie. « Mais après ton film, je pouvais plus dealer. Ma tronche était trop connue, et j’étais l’innocent qui s’était fait piéger par un flic. Grâce à toi, je me suis intéressé au cinéma, mais je suis pas foutu de faire un film. Alors je suis agent de sécurité. C’est à peu près tout ce que tu m’as laissé. À certains moments, être libre, c’est juste s’enfermer dans une nouvelle prison dont on peut pas s’échapper.
— Je suis désolé, Shadey.
— T’en fais plus pour ça. »
Shadey tendit un attaché-case. Evan s’assit par terre et l’ouvrit. Quelques centaines de dollars, en coupures usagées de dix et de vingt.
« Tu peux compter, il y a environ mille dollars. C’est tout ce que j’ai pu rassembler.
— Pas la peine. Merci.
— Lawan avait un ordinateur portable, tu peux le prendre.
— Merci, Shadey. Merci beaucoup. » Evan soupira pour dissimuler le tremblement de sa voix. « Je savais que je pouvais te faire confiance. Je savais que tu ne me laisserais pas tomber.
— Evan. Ecoute-toi. Tu crois que j’ai jamais vu la pitié sur ton visage, que tu m’as jamais fait sentir par le ton de ta voix que tu me rendais un service qui allait changer ma vie ? T’es pas aussi malin que tu le crois, Evan. Maintenant, c’est toi qui es dans le pétrin. C’est toi qui as besoin d’un coup de main. C’est toi qui ressembles à une merde de chien collée à une semelle de pompe.
— Je n’ai jamais eu pitié de toi.
— Tu me croyais pas capable de sortir de taule par mes propres moyens.
— Tu n’aurais pas pu.
— La chance a voulu que tu viennes frapper à ma porte et que tu m’aides. Mais je veux que tu te réveilles et que tu voies le monde tel qu’il est, parce que tu sais pas ce que c’est qu’être dans la merde, vraiment dans la merde. Je t’ai fait confiance parce que j’avais pas le choix. Toi, tu me fais confiance alors que tu as le choix, Evan. Tu as d’autres amis que tu pourrais appeler, des types plus malins que moi. N’accorde ta confiance que si tu n’as pas le choix. C’est ma devise. » Shadey tendit le bras, serra l’épaule d’Evan. « J’ai réfléchi à ce que cette Galadriel Jones m’a dit. Si tu te pointais, j’appelais un numéro et j’avais cinquante mille billets en espèces, au black.
— Mais tu n’as pas appelé.
— D’après toi ?
— Non. Parce que le respect, c’est important pour toi, et elle essaie de te soudoyer, de t’embobiner.
— J’ai fait semblant de l’écouter. Bien sûr que j’étais tenté. Ça représente deux ans de salaire à se faire emmerder par des peigne-culs aux Pins de Toscane. Mais tu sais, elle peut aller se faire foutre. Peut-être que je baratine et que je pique de temps en temps, mais je laisse personne m’acheter.
— Ça me fait plaisir, Shadey. Merci.
— Pas de quoi.
— J’ai besoin d’emprunter un téléphone. Et j’ai besoin d’utiliser le portable de ton frère. On est en sécurité si on reste ici quelque temps ?
— Ouais. À moins que l’agent immobilier se pointe pour faire visiter la baraque. Mais ça semble peu probable. »
Evan attendit nerveusement pendant quatre sonneries.
« Allô ?
Une voix de femme, usée par le temps.
« Bonjour, pourrais-je parler à Mme Briggs ?
— Je ne sais pas ce que vous vendez, mais soyez sûr que je n’en veux pas.
— Je ne vends rien, madame. S’il vous plaît, ne raccrochez pas… vous êtes la seule personne à pouvoir m’aider. »
Cet appel désespéré ne pouvait laisser une vieille femme indifférente.
« Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle David Rendon, répondit-il, décidant au dernier instant de donner un des noms figurant sur les passeports plutôt que sa véritable identité – les personnes âgées étaient souvent accros aux infos. Je suis journaliste au Post. »
Comme elle ne réagissait pas, Evan se lança :
« J’appelle pour savoir si vous vous souvenez de la famille Smithson. »
Dix longues secondes de silence.
« Vous pouvez me rappeler qui vous êtes ?
— Un journaliste du Post, madame. En effectuant des recherches dans nos archives, je suis tombé sur un article concernant vos voisins disparus il y a plus de vingt ans. Je n’ai trouvé aucune suite et j’aurais voulu connaître le fin mot de cette histoire.
— Est-ce que vous mettrez ma photo dans le journal ?
— Je parie que je peux arranger ça.
— Eh bien… » Mme Briggs baissa la voix, adoptant un murmure de conspiratrice bien rodé. « Non, les Smithson ne sont plus jamais revenus. Ils avaient une maison de rêve, idéale pour y fonder une famille, mais ils sont partis comme ça. Incroyable. J’avais fini par m’attacher à leur bébé, et à Julie, aussi. Arthur était un crétin. Il n’aimait pas parler. »
La réserve était visiblement un crime aux yeux de Mme Briggs.
« Mais qu’est il advenu de leur maison ?
— Ils n’ont pas payé leurs traites et la banque a fini par la revendre par l’intermédiaire d’une agence immobilière du coin. »
Il ne savait plus trop quelle question poser.
« Formaient-ils une famille heureuse ?
— Julie se sentait si seule, ça se voyait sur son visage, à sa façon de parler. C’était une jeune femme effarouchée qui semblait dépassée par les événements. Quand elle m’a annoncé qu’elle était enceinte, je me rappelle m’être demandé : “Pourquoi tant de crainte sur un visage si doux ?” C’était la meilleure nouvelle qu’on puisse imaginer, mais on aurait dit que le ciel lui était tombé sur la tête.
— Vous a-t-elle dit pourquoi ?
— Je supposais qu’elle n’était pas heureuse avec son vieux crabe de mari, qu’avoir un enfant lui coupait définitivement les ailes.
— Mme Smithson a-t-elle suggéré qu’elle aimerait bien partir, refaire sa vie sous un autre nom ?
— Doux Jésus. Non. » Mme Briggs marqua une pause. « Est-ce ce qui est arrivé ? »
Evan ravala sa salive.
« Les avez-vous jamais entendus citer le nom de Casher ?
— Pas que je me souvienne. »
Il avait passé son enfance à La Nouvelle-Orléans tandis que son père préparait une maîtrise en sciences informatiques à Tulane. Evan avait sept ans quand ils avaient déménagé à Austin. Il croyait être né à La Nouvelle-Orléans.
« Parlaient-ils parfois de La Nouvelle-Orléans ?
— Non. Qu’avez-vous appris à leur sujet ?
— Divers éléments qui ne collent pas vraiment les uns avec les autres, répondit-il avant de soupirer. Vous ne seriez pas du genre paperassier, par hasard, madame Briggs ? »
Elle éclata d’un rire doux et chaleureux.
« Le terme poli est “collectionneuse”.
— Étant donné que vous étiez proche de Julie, auriez-vous conservé une photo des Smithson ? »
Nouveau silence.
« Vous savez, j’en avais une, mais je l’ai donnée à la police.
— Est-ce que vous l’avez récupérée ?
— Non. Ils l’ont gardée. J’imagine qu’elle est toujours dans leur dossier, en supposant qu’il y en ait un.
— Vous n’avez pas conservé d’autre photo ?
— Je crois que j’en avais une prise à Noël, mais je ne sais pas où elle peut bien être. Ils n’avaient pas d’autre famille. Ils s’étaient rencontrés à l’orphelinat, vous savez.
— À l’orphelinat ?
— Absolument. Une histoire à la Dickens. Oliver Twist qui épouserait la petite Nell. Je me souviens d’une année où je n’avais pas pu aller passer Noël chez ma sœur à cause d’une tempête de neige. J’avais passé la soirée avec les Smithson. Arthur avait bu. Il ne voulait pas me voir. Je voyais bien que Julie était gênée, mais on a fini par bien se marrer une fois qu’il est tombé dans les vapes, dit-elle en secouant la tête. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi les gens s’infligent une telle pression. Ça les fait vieillir. Moi, je ne m’en fais jamais. »
Une mère indécise, un père alcoolique. Ça ne ressemblait pas à ses parents.
« Madame Briggs, je vous serais très reconnaissant si vous pouviez m’envoyer une photo des Smithson, si vous en avez une.
— Et je vous serais reconnaissante de bien vouloir me dire qui vous êtes vraiment. Je ne crois pas que vous soyez journaliste, monsieur Rendon. »
Evan décida de jouer franc jeu, de lui faire confiance, parce qu’il avait besoin de ces informations.
« En effet. Mon nom est Evan Casher. Je suis désolé de vous avoir menti.
— Mais alors, qui êtes-vous ? »
Le risque était énorme. Il pouvait se tromper. Mais s’il ne le prenait pas, il était dans une impasse.
« Je pense être Robert Smithson.
— Oh, mon Dieu. C’est une blague ?
— Ce n’est pas le nom sous lequel j’ai grandi, mais j’ai trouvé un lien entre mes parents et les Smithson. Avez-vous accès à Internet ? demanda-t-il après une pause.
— Je suis vieille, mais pas ringarde.
— Connectez-vous sur cnn.com, s’il vous plaît. Faites une recherche sur le nom Evan Casher. Je voudrais que vous me disiez si les photos vous disent quelque chose.
— Une seconde. » Il l’entendit poser le combiné, allumer un ordinateur, cliquer, pianoter sur le clavier. « Je suis sur le site de CNN. C-A-S-H-E-R ?
— Oui, madame. »
Il l’entendit enfoncer de nouveau les touches, puis il y eut un silence.
« Cherchez une histoire de meurtre à Austin, au Texas, dit-il.
— J’y suis, murmura Mme Briggs. Oh, doux Jésus. »
La dernière fois qu’il l’avait consulté, le site comportait une photo de sa mère et une de lui.
« Donna Casher ressemble-t-elle à Julie Smithson ?
— Ses cheveux sont différents. Ça fait si longtemps… mais, oui, je crois que c’est Julie. Oh, Seigneur, elle est morte. »
Elle semblait aussi affligée que si Julie avait toujours été sa voisine.
« Oh mon Dieu, lâcha-t-il, puis d’une voix plus ferme : madame Briggs. Je pense que mes parents s’appelaient Smithson, qu’ils ont eu de sérieux problèmes à cette époque et ont dû changer d’identité, faire table rase de leur passé.
— Est-ce que c’est vous ? Sur la photo à côté de la sienne.
— Oui, madame.
— Vous ressemblez à votre mère. Vous êtes le portrait craché de Julie. »
Il poussa un long soupir.
« Merci, madame Briggs.
— Le site dit que vous avez été kidnappé.
— Je l’ai été, mais maintenant tout va bien. Je ne veux juste pas qu’on sache où je suis pour l’instant.
— Je suis censée appeler la police, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en haussant la voix.
— Je vous en prie, ne faites pas ça. Je n’ai aucun droit de vous le demander, et vous devez faire ce qui vous semble juste… mais je ne veux pas qu’on sache où je suis. Ni que je connais l’ancien nom de ma famille. Ceux qui ont tué ma mère pourraient me tuer.
— Robert, prononça-t-elle comme si elle était sur le point de fondre en larmes. J’espère que ce n’est pas une blague.
— Non, madame, ce n’en est pas une. Mais si mon nom est Robert, je ne l’ai jamais su.
— Ils vous aimaient tous les deux beaucoup, continua-t-elle en ravalant ses larmes. »
Evan ressentit une bouffée de chaleur.
« Vous avez dit qu’ils s’étaient rencontrés dans un orphelinat. Où ?
— Dans l’Ohio. Oh, mince, j’ai oublié le nom de la ville.
— Dans l’Ohio. Très bien.
— Goinsville ! lança-t-elle soudain avec assurance. C’est le nom de la ville. Elle s’amusait à dire qu’elle ne retournerait jamais à Goinsville. Je me souviens m’être dit, le jour où nous avons passé Noël ensemble, que c’était bien triste qu’ils soient tous deux orphelins. Et ils étaient si heureux de vous avoir. Julie disait qu’elle ne voulait jamais que vous enduriez ce qu’ils avaient enduré.
— Merci, madame Briggs. Merci. »
Elle pleurait maintenant doucement.
« Pauvre Julie.
— Vous m’avez été d’un grand secours, madame Briggs. » Il n’avait aucune envie de raccrocher, de rompre ce lien ténu avec son passé. « Au revoir.
— Au revoir. »
Il raccrocha. Peut-être avait-elle repéré son numéro grâce à un identificateur d’appels. Peut-être était-elle en train d’appeler la police. Même s’ils ne la croyaient pas, ce serait une piste, et ils la suivraient.
Goinsville, dans l’Ohio. C’était par là qu’il fallait commencer.
Smithson. Pourquoi Gabriel aurait-il préparé un passeport avec l’ancienne identité de son père. Peut-être cette information – l’ancienne identité des Casher – faisait-elle partie du paiement. Peut-être Gabriel trouvait-il ça drôle.
Il trouva le portable du demi-frère de Shadey remisé sur une étagère, dans un placard. C’était un appareil récent, de bonne qualité. Il relia son lecteur numérique à l’ordinateur, s’assura qu’il comportait les mêmes logiciels musicaux que son ancien portable, puis transféra les morceaux que sa mère lui avait envoyés vendredi matin.
Il rechercha des fichiers nouvellement créés. Rien, hormis les morceaux eux-mêmes. Il parcourut chaque dossier, ouvrit chaque fichier pour voir si un programme invisible avait installé de nouvelles données.
Rien. Il n’avait pas les fichiers. Sa mère avait utilisé une autre méthode pour placer les informations si chères à Jargo sur son système, ou alors le programme ne s’exécutait qu’une seule fois. Peut-être les données étaient-elles effacées ou ignorées si les chansons codées étaient copiées à nouveau.
La seule arme qu’il avait contre Jargo était Bricklayer.
Il rejoignit Shadey qui regardait la télé au rez-de-chaussée.
« Je peux avoir le numéro que t’a donné cette Galadriel ?
— Dis-lui bonjour de ma part, répondit Shadey. Non, je déconne. »
Evan remonta, suivi de Shadey, et composa le numéro. Quatre tonalités.
« Allô ? »
Une femme à la voix agréable, accent du Sud, ton calme.
« Galadriel ?
— Qui est à l’appareil ?
— En fait, je souhaiterais surtout parler à M. Jargo, s’il vous plaît.
— Qui est à l’appareil. »
Il ne comptait pas lui laisser le temps de localiser l’appel.
« Je rappelle dans une minute. Arrangez-vous pour que ce soit Jargo qui décroche. »
Il raccrocha, rappela deux minutes plus tard.
« Allô ? »
Une voix d’homme, maintenant. Plus âgé, cultivé.
« Evan Casher à l’appareil, monsieur Jargo.
— Evan. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Ton père te demande. Lui et moi sommes de vieux amis. Je me suis occupé de lui. »
Jargo détenait son père. Evan se laissa glisser jusqu’au sol.
« Je ne vous crois pas.
— Ta mère est morte. Ne penses-tu pas qu’après une telle tragédie, il irait te rejoindre aussi vite que possible s’il le pouvait ?
— C’est vous qui avez tué ma mère, espèce de fils de pute. »
Il avait recouvré sa voix.
« Je n’ai jamais fait de mal à ta mère. C’était l’œuvre de la CIA.
— Ça n’a aucun sens.
— Je crains que si. Ta mère travaillait de temps à autre pour la CIA. Elle est tombée sur des informations qui auraient causé un tort irréparable à l’Agence. Les ennemis de l’Amérique sont déjà persuadés que nos services d’espionnage battent de l’aile ; ces fichiers auraient sonné le glas de la CIA. La CIA préférera te liquider plutôt que voir ces fichiers exposés au grand jour.
— Je me fous de ces fichiers. C’est vous et votre fils qui avez tué ma mère. »
Une pause.
« Tu sais que j’ai un fils ?
— Oui. Dezz. »
Que ce salopard de Jargo croie qu’il détenait des informations compromettantes, qu’il se demande ce qu’il savait exactement.
« Comment sais-tu que c’est mon fils ? »
Il jugea plus sage de ne pas évoquer Bricklayer.
« Aucune importance. » Les tempes lui battaient. « Laissez-moi parler à mon père. »
À ces mots, Shadey s’assit par terre face à lui, l’air soucieux.
« Je ne suis pas encore disposé à faire cela, Evan, répondit Jargo.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai besoin d’être sûr que tu es prêt à travailler pour nous. Nous sommes allés te chercher dans cette maison près de Bandera pour t’aider, Evan, mais tu nous as tiré dessus et tu t’es enfui.
— Dezz a tué un homme. »
Shadey regarda Evan en fronçant les sourcils.
« Non. Dezz t’a tiré des griffes d’un homme qui t’utilisait pour livrer sa guerre contre la CIA. La CIA t’aurait ensuite utilisé pour arriver jusqu’à nous et à ton père. Pour eux, tu n’es qu’un pion, Evan – désolé d’être aussi mélodramatique –, et ils sont prêts à te balader sur l’échiquier à coups de pied dans le cul. »
Ça collait avec ce qu’il savait sur Gabriel ; du moins, en partie.
« Si je vous donne les fichiers, est-ce que vous me rendrez mon père ? Sain et sauf ? »
Il crut percevoir un infime soupir de soulagement à l’autre bout du fil.
« Je suis surpris d’apprendre que tu les as, Evan. »
Les fichiers étaient donc bien réels. Il en avait la confirmation. Il sentit la transpiration lui couler sous les aisselles et dans le creux des reins. Maintenant, il devait jouer serré, très serré.
« Ma mère m’avait dit où je pourrais trouver une sauvegarde, mentit-il le plus naturellement du monde.
— Ah. C’était une femme très intelligente. Je la connaissais depuis longtemps, Evan. Je l’admirais énormément. Je veux que tu le saches car je n’aurais jamais, absolument jamais pu faire de mal à Donna. Je ne suis pas ton ennemi. Toi et moi sommes de la même famille, en un sens. La façon dont tu t’en es tiré jusqu’à présent m’inspire un grand respect. Tu tiens beaucoup de tes parents.
— Fermez-la. Rencontrons-nous.
— D’accord. Dis-moi où tu es et je te mènerai à ton père.
— Non, c’est moi qui choisis le lieu de rendez-vous. Où est mon père ?
— Je vais te faire confiance, Evan. Il est en Floride. Mais je peux l’aider à te rejoindre, où que tu sois. »
Evan réfléchit. La Nouvelle-Orléans était située entre la Floride et Houston et il connaissait bien la ville, du moins la zone autour de Tulane où il avait passé sa petite enfance. Il se rappela que son père l’emmenait parfois au zoo Audubon pour jouer au base-ball sur les étendues verdoyantes du parc. Il avait toujours le plan du zoo en tête. Il savait par où entrer et sortir. De plus, c’était un lieu très fréquenté.
« À La Nouvelle-Orléans, annonça Evan. Demain, à dix heures du matin. Au zoo Audubon, sur la place principale. Amenez mon père, j’apporterai les fichiers. Venez seul. Pas de Dezz. Je ne l’aime pas, je ne lui fais pas confiance, je ne veux pas qu’il s’approche de moi. Si je le vois, le marché tombe à l’eau.
— Je comprends tout à fait. À demain, Evan. »
Evan raccrocha.
« Dans quelle merde tu t’es foutu ? Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Shadey.
— Règle numéro un du documentariste : montrer des personnages en conflit. Tu te souviens qu’au tribunal, j’avais demandé à ta mère d’attendre sur les marches au moment où la mère d’Henderson sortait. Deux mères se battant pour leur fils, en opposition frontale, ça fait des étincelles.
— Mais s’il vient avec ton père ?
— Il ne me laissera pas lui parler. Il ne respectera pas le marché. Il essaie de me convaincre que c’est la CIA qui a tué ma mère. Mais je suis sûr que Dezz et lui sont les assassins…
— Tu les as vus ?
— Non.
— Alors, comment tu peux être sûr.
— Leurs voix… J’ai entendu leurs voix. Je suis certain. »
Presque certain, pensa-t-il, mais pas à cent pour cent.
« Bon, qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
— Je ne peux pas retrouver mon père si je passe mon temps à fuir et à esquiver les balles. Ils ont fixé les règles jusqu’à présent, mais maintenant, c’est mon tour. » Il sortit le Caméscope de son sac. « Ces types vivent dans l’ombre. Je vais dévoiler leurs tronches au grand jour.
— Et tu comptes faire ça tout seul ? demanda Shadey.
— Oui.
— Non. Pas question. Je t’accompagne.
— Je ne veux pas que tu te sentes coupable, ce n’est pas ton combat.
— Boucle-la. Je viens. Pas la peine de discuter. » Shadey croisa ses bras épais. « J’aime pas le fait que ces gens aient essayé de m’embobiner. Et je crois que j’ai besoin que tu aies une nouvelle dette envers moi.
— Soit. »
Evan saisit le téléphone portable, composa le numéro que Bricklayer lui avait donné.
« Bricklayer. Bonjour. Evan Casher à l’appareil. Écoutez attentivement ce que je vais vous dire car je ne le répéterai pas. Si vous voulez ces fichiers, retrouvez-moi à La Nouvelle-Orléans. Au zoo Audubon, sur la place principale. Demain. Dix heures du matin. »
Il raccrocha tandis que Bricklayer commençait à poser des questions.
« Tu es en train de mettre de l’huile sur le feu, dit Shadey.
— Non. Je fous le feu. »